Accueil > Études > Recherche > Blanche ou l'oubli

Blanche ou l'oubli

Ce projet de recherche avait pour objet d'étude cette sorte de monument littéraire et éditorial qu'est la collection  « Blanche » des éditions Gallimard.

Plusieurs auteurs insistent sur le fait que l'aspect de la collection a peu changé au cours de son histoire (1). Pourtant, pour peu que l'on soit sensible à la question typographique, une rapide observation de différentes couvertures réalisées dans les premières décennies d'existence de la collection, permet d'observer des variations qui ne nous semblent pas négligeables. En effet, du point de vue de l'histoire de la typographie, ces variations peuvent difficilement être tenues pour « discrètes » ou « presque » inexistantes. Il nous semble au contraire que différents modèles de couverture ont jalonné l'histoire de la collection, qui chacun renvoie à une conception différente de la typographie du livre. 

Ce programme de recherche visait à développer, tant au plan de la méthodologie de la recherche elle- même que de sa présentation ou de sa valorisation, certaines hypothèses et intuitions. 

De la même façon que le sociologue et anthropologue Marcel Mauss forgea le concept de « fait social total » à partir de l'analyse du phénomène du potlatch (2), nous avançons l'hypothèse que la Blanche, en vertu du statut d'emblème et de fleuron qui est le sien, constitue un objet éditorial total, apte à révéler toutes les dimensions technique, culturelle, sociale, économique, politique, esthétique qui composent le champ de l'édition. 

En soumettant la collection « Blanche » à l'analyse typographique, il s'agissait à la fois de déceler de la différence et du changement là où l'historiographie admise ne voit que permanence et répétition, et d'appréhender le champ éditorial dans toutes ses dimensions. 

Le programme de recherche « Blanche ou l'oubli » (3) avait pour objectif de contribuer au développement d'un champ de recherche autour de la culture typographique (en l'occurrence appliquée au domaine de l'édition). 
À partir d'un objet à la fois mythique et exemplaire, fonctionnant comme un véritable point de condensation d'enjeux de plusieurs ordres, il s'agit de s'intéresser à différents aspects de la typographie, de son histoire culturelle, esthétique, économique et technique, dans une approche élargie de cette culture qui nous permette d'éviter le confinement que peuvent produire certaines formes d'érudition très spécifiques. 

La typographie est nécessairement affectée par de nombreuses déterminations (culturelles, politiques, esthétiques, économiques, techniques, etc.). Les prendre en compte attentivement permet d'élargir le champ de la culture typographique et de renouveler le regard que l'on porte sur les formes typographiques en usage aujourd'hui. 

Enfin, cette culture typographique est à la fois objet de recherche et de connaissance et outil de production de cette connaissance. Car si le projet « Blanche ou l'oubli » s'attachait de manière privilégiée à certains usages des caractères typographiques, la typographie comme mise en forme du texte et de ce qui l'accompagne est également en jeu dans le projet, au sens d'une typographie comme articulation d'un discours et pensée en étroite corrélation avec d'autres formes de connaissance et de médiation, comme celles liées à l'exposition. 

Fonctionnement 

Il s'agissait principalement de : 
• étudier et analyser l'histoire de la construction d'une identité visuelle de renom dans le champ de la littérature ; 
• éclairer et nourrir, par la même occasion, une page de l'histoire de la typographie (mise en page et dessin de caractère) appliquée au champ de l'édition ; et cela, sur une période au cours de laquelle la figure du graphiste ou du directeur artistique émerge, et où la notion d'image de marque évolue et se précise — dans un champ et une tradition (l'édition française) où la figure du graphiste / typographe est assez peu valorisée ; 
• mettre en évidence les interactions / relations entre le champ de la création de formes éditoriales (typographie, dimension matérielle de l'édition) et l'ensemble des pratiques et des usages dans le champ littéraire (cf. les figures d'écrivains bibliophiles de la fin du XIX e et début du XX e siècle qui ont contribué à définir une certaine tradition typographique/éditoriale : Mallarmé, Valéry, Gide, Larbaud, Claudel, etc.) ; 
• explorer les différentes sensibilités et positionnements dans le champ de l'édition ayant pu influencer les choix de mise en forme de la collection « Blanche » (renouveau elzévirien, mouvement des presses privées au XIX e siècle, etc.) et étudier la concurrence existant entre les grandes maisons d'édition au début du XX e siècle (Grasset, Plon, Stock, Émile-Paul, etc.) ; 
• mener une étude comparative entre différentes collections / maisons d'édition européennes : Gallimard/Blanche, l'Albatross Modern Continental Library (fondé en 1932), Penguin (1936) — entreprises éditoriales dans l'histoire desquelles le design et la place du graphiste/typographe jouent un rôle différent, de manière à éclairer les spécificités de la situation française et plus particulièrement des éditions de la NRF ; 
• se pencher sur l'histoire de l'articulation maison d'édition / revue au travers de revues contemporaines de la naissance de la NRF (revue Antée, Revue Blanche, Mercure, Hermitage) ; et interroger la relation complexe qui exista entre la NRF (Revue) et les éditions de la NRF (la Blanche) ; 
• s'intéresser à la postérité de la Blanche, à son ombre portée interne et externe, c'est-à-dire à la fois au sein des éditions Gallimard et au-dehors : voir comment l'image de la Blanche a nourri une série de collections et revues, comme autant de surfaces de diffraction de son aura : — au sein des éditions Gallimard : Le Chemin (collection), Les Cahiers du Chemin (revue), Folio, Du Monde entier ou encore, dans un jeu d'hybridation subtile, L'Infini (collection et revue), etc. , — au-dehors des éditions Gallimard : voir comment de nombreuses maisons d'édition, collections, revues, se sont construites « en regard » de la Blanche et de la NRF ; 
• explorer un pan glorieux de la création de caractères typographiques en France : — les didones du catalogue Deberny et Peignot, utilisées sur certaines couvertures de la Blanche dans l'entre-deux-guerres ; paradoxalement, ces didones qui sont une des plus belles réussites de ce catalogue, ne sont pas disponibles aujourd'hui en version numérique, — l'Astrée, — les occurrences typographiques singulières comme l'usage du Giraldon, des compactes ombrées, des latines larges et autres alphabets ornés ;
• développer plus largement un champ de connaissance spécifique autour de la question du dessin de caractères et des usages typographiques dans le champ de la pratique éditoriale, et ce, dans le droit fil des activités de l'Observatoire des polices. 

Par le biais de l'intervention de praticiens, de théoriciens et d'historiens — du champ spécifique de l'édition et de la typographie mais également du champ étendu de l'architecture, de la littérature, du cinéma, de la performance... —, le projet « Blanche ou l'oubli » se présente également comme un territoire d'expérimentation et de prospection permettant d'interroger les pratiques littéraires et éditoriales actuelles. Les étudiants ont ainsi l'occasion de se positionner vis-à-vis de ces pratiques contemporaines à la lumière des enseignements apportés par l'étude de la collection « Blanche », et ce lors de temps d'exploration et de dérive permettant l'émergence de lectures personnelles et la confrontation des points de vue (notamment autour de questions liées à la manière de montrer, de raconter, d'interpréter, etc.).

(1) Dans un entretien, Guy Goffette — éditeur et membre du comité de lecture chez Gallimard — déclare : « Je trouvais la couverture de la "Blanche" parfaite ; elle n'a pas varié, ou presque pas, en cent ans d'existence » (Yvon Girard, Guy Goffette, Paul Otchakovsky-Laurens, Christian Thorel dans Gallimard 1911-2011. Lecture d'un catalogue, Les entretiens de la fondation des Treilles, Paris, Gallimard, 2012, p. 434). De même, dans une courte notice illustrée, Alban Cerisier écrit que la maquette de la couverture des premiers volumes de la collection « connaît de subtiles variations au cours du siècle » (c'est nous qui soulignons) (« Évolution graphique de la collection "Blanche" » dans, Gallimard 1911-2011 . Un siècle d'édition, sous la direction d'Alban Cerisier & Pascal Fouché, Paris, BNF / Gallimard, 2011, p. 66).

(2) « Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu'on nous permette l'expression, des faits sociaux totaux ou, si l'on veut — mais nous aimons moins le mot — généraux : c'est-à-dire qu'ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions [...] et dans d'autres cas, seulement un très grand nombre d'institutions [...]. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. » Marcel Mauss, Essai sur le don . Formes et raisons de l'échange dans les sociétés primitives, édition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, p. 102.

(3) On aura reconnu là le titre d'un roman de Louis Aragon, paru dans la collection « Blanche » en 1967.

Projet de recherche Blanche ou l'Oubli , photographie Kevin Lartaud et Benoît Clément