06-02-2013

Charlotte Nordmann

Traduire Judith Butler

Charlotte Nordmann enseigne la philosophie, a écrit un livre où elle met en tension la sociologie de Pierre Bourdieu et la philosophie de Jacques Rancière dans leur pensée de la politique, un autre livre sur les contradictions de l’école de la République française (La Fabrique de l’impuissance). Elle fait partie du collectif éditorial de la RdL (Revue des Livres) et a traduit en français deux ouvrages, Ces Corps qui comptent et Le Pouvoir des mots, de la philosophe américaine Judith Butler, théoricienne du genre. « Judith Butler est connue en France pour l’ouvrage Trouble dans le genre, pourtant traduit près de vingt ans après sa publication initiale. Sa thèse majeure, celle de la construction « performative » du genre, et de la nécessaire précarité de cette construction, a rencontré un écho considérable à la fois dans l’université et dans les cercles militants, inspirant des pratiques libératrices de « subversion » du genre. Un second moment de la réflexion de Butler est né notamment d’une distance prise à l’égard de ces « mises en pratiques » de son discours, remettant au centre la matérialité du corps, et abordant les difficultés théoriques et pratiques affrontées par les « politiques de l’identité ». Le troisième moment – celui de sa réflexion actuelle – est marqué à la fois par un élargissement de sa perspective à la politique en général, et dans ce cadre par la centralité de la notion de « vulnérabilité », et par une réflexion sur les implications politiques du fait que nous soyons des corps vulnérables. L’écriture très abstraite et théorique de Judith Butler – comme une bonne part de la production universitaire anglophone, notamment celle qui se revendique de la « philosophie continentale » – n’a curieusement pas empêché sa réappropriation dans des pratiques militantes et de vie. Devant cette langue, le traducteur est partagé entre l’exigence de fidélité à l’original et le désir de transmettre ce qui lui paraît être le sens du discours qu’il transcrit – et qui n’apparaît pas toujours aussi clairement qu’on pourrait le souhaiter. Cette écriture, comme l’usage que fait Butler des auteurs sur lesquels elle s’appuie (des auteurs qui pour beaucoup appartiennent à ce qu’on appelle aux États-Unis la French Theory, en vrac : Bourdieu, Derrida, Foucault, Lacan, Althusser…), est à la fois frustrante et productive. S’il y a indéniablement dans son discours une certaine tendance au verbiage, qui peut parfois masquer l’énoncé de banalités, il témoigne indéniablement d’une grande liberté d’usage des auteurs et de leurs thèses, dont nous – en France – aurions tout intérêt à nous inspirer. La façon dont Butler sollicite des auteurs qui paraissent diamétralement opposés, dont elle s’en sert, comment elle s’appuie sur une analyse très fine de faits d’actualité, pourrait expliquer la simplicité avec laquelle son discours a été réinvesti dans des pratiques. De même, on peut se demander dans quelle mesure c’est le caractère parfois mystérieux de son discours – à force d’abstraction – qui a rendu possible son réinvestissement, ce qui serait une conséquence paradoxale remarquable. » Charlotte Nordmann